Jean Scot ou Érigène

Jean Scot ou Érigène
Jean Scot ou Érigène
    Venu d’Irlande en France avant 847, Jean Scot fut accueilli à la cour de Charles le Chauve, qui lui confia la traduction des œuvres de Denys l’Aréopagite, dont l’empereur Michel le Bègue avait fait cadeau à Louis le Pieux en 827. Il prit part à un débat sur la prédestination et il fut à ce propos accusé d’hérésie ; il mourut vers 877.
    « Nisi credideritis non intelligetis » (Isaïe 7,9), ce mot, qu’il répète souvent, paraît avoir été le programme même de sa vie (1) ; la raison a la foi pour base et ne peut être destinée qu’à la confirmer. Comme l’a remarqué l’éditeur de son Commentaire de Boèce, rien n’était plus loin de l’esprit de Jean Scot que la recherche d’une pensée libre et personnelle ; il condamne l’hérésie avec la même force que tous ses contemporains. Par exemple, en son De divisione naturae, écrit au milieu du siècle, il se montre favorable aux formules des Grecs sur la procession du Saint-Esprit ; mais, dès que le pape Nicolas I a condamné l’« hérésie grecque », il la repousse avec force en son Commentaire de Boèce. Jean Scot et, après lui, Abélard, écrit M. Rand, « voulaient seulement rendre la foi plus intelligible par leur dialectique ; mais, étant des hommes, ils ne renonçaient pas volontiers à leurs propres explications ». D’ailleurs, cette confirmation de la foi par le raisonnement n’est pas l’affaire de tous : « Beaucoup ont la foi, dit Jean Scot, et fort peu (les sages seuls) ont la raison ; mais c’est par la foi qu’on vient à la raison, d’où la parole de l’Évangile : nisi credideritis, non intelligetis... Il en est peu qui soient capables de confirmer leur foi par la raison ; et il y a deux apôtres qui concourent au monument de l’Écriture Sainte, Jean qui est la raison, Pierre qui est la foi. Jean est allé plus loin, parce que la raison est plus agissante (vivacior), et la foi plus lente ; il n’a pourtant pas commencé avant Pierre, parce que l’on ne parvient à la perfection complète que par la foi. »
    Il ne faut pas, parce que le raisonnement ne vient qu’après l’autorité, penser que l’autorité est antérieure en nature et en dignité ; tout à l’inverse, « l’autorité procède de la vraie raison, mais jamais la raison de l’autorité. Toute autorité qui n’est pas appuyée par la vraie raison apparaît infirme ; mais la vraie raison, en s’appuyant, fixe et immuable, sur sa propre vertu, n’a besoin d’être renforcée par nulle autorité ». L’emploi de la raison s’impose d’ailleurs ; lorsque les Pères donnent des interprétations divergentes, l’on est bien forcé de choisir « par la seule considération de raison ». Les sens de l’Écriture sont aussi multiples que les couleurs de la queue d’un paon ; puisqu’il y en a une infinité, il est clair que l’on a le droit de choisir a celui qui convient le mieux à la discussion présente ». Il est même loisible d’y ajouter une interprétation personnelle. Mais il s’agit en tout cela d’une raison qui interprète l’Écriture et qui juge les interprétations d’autrui. De même les physiciens philosophes sont des sortes d’interprètes de la nature qui s’étend devant nous à la manière d’un texte : leur autorité est, par rapport à la nature, de même espèce que celle des Pères par rapport à l’Écriture, et il faut en user de la même manière avec eux. La raison s’exerce donc toujours par rapport à un donné, Écriture ou Nature, qui est la réalité même ; s’il y a des autorités qui interprètent et que l’on peut juger par la raison, il y a une autorité qui marque les limites de cette interprétation, c’est celle de l’Église : quant à l’Église, « il faut tenir la route et ne dévier ni à droite ni à gauche ; ne soustrayons donc rien à ceux que l’Église a prononcé posséder la souveraine et sainte autorité, mais ne méprisons pas ceux dont nous savons qu’ils ont compris simplement, puisqu’ils se tiennent dans les bornes de la pureté de la foi catholique ». Ainsi sont distingués : l’Église et l’Écriture, les interprètes autorisés par l’Église, les interprètes libres. On voit alors comment Jean Scot est en droit de conclure : « Il y a union de la droite raison et de la véritable autorité, si bien que nulle autorité ne doit détourner de ce que persuade la contemplation droite. »
    Ajoutons que le mot ratio est employé encore par lui, mais incidemment, en deux sens qui peuvent se réclamer de saint Augustin : d’abord la raison est source autonome de certaines connaissances philosophiques ; par exemple, on sait par la raison que Dieu est cause des contraires, ou encore, avant de l’avoir montré par l’autorité, que, en toutes choses, le principe est identique à la fin. D’autre part, dans la hiérarchie des facultés de connaître, depuis les sens jusqu’à la vision de Dieu, la raison est considérée comme une faculté intermédiaire et propre à l’homme ; en ce sens, la raison, qui est discursive, est alors opposée à l’intelligence, qui est intuition et connaissance des principes ; la raison est la faculté qui, par ses abstractions, fragmente indûment le réel. Par opposition aux sens qui atteignent les corps, la raison est pourtant parfois mise au rang de l’intellect ; ainsi que lui, elle connaît la matière des corps et Dieu.
    Lorsque Jean Scot vient à parler de la procession et de la génération des personnes en Dieu, c’est alors surtout qu’il superpose à la raison un mode de connaissance approchée « par les théophanies », une « lumière » qui nous donne une révélation directe, « sans laquelle tout l’effort de notre raison ne nous servirait de rien ».
    Pour atteindre cette connaissance, dont le type est dans le prologue de l’Évangile de saint Jean, Jean Scot commence donc par aligner toutes ses autorités, c’est-à-dire l’Écriture avec l’interprétation des Pères. Mais il ne faut pas oublier que les œuvres des Pères charriaient en elles une quantité énorme de données philosophiques, indications plus ou moins développées d’un grand nombre de doctrines grecques, anonymes ou non ; il y avait là un trésor de données, mais de données éparses, qui, en l’absence des œuvres originales, étaient impossibles à systématiser, surtout pour des hommes qui n’en éprouvaient nullement le besoin. La philosophie grecque y est donc présente à l’état d’excerpta. De plus, il y a contre elle, même chez Jean Scot, cette méfiance de principe qui dérive d’un fameux verset de saint Paul ; il ne confond pas la « philosophie pieuse », c’est-à-dire la raison appuyée sur l’Écriture, avec celle des « sages du monde ». « Chez ceux qui s’exercent à l’étude de cette philosophie du monde, il n’est pas nécessaire de demeurer trop longtemps. »
    Quel séjour y a-t-il fait lui-même ? Dans le De divisione naturae, il parle souvent des philosophes, et il introduit, sous le nom des Pères, un grand nombre de thèses philosophiques qu’il empruntait surtout à leurs commentaires sur la création des six jours. Il est peu curieux des subtilités logiques, et il s’attache comme spontanément aux thèses des platoniciens qui critiquent Aristote. Le titre même de son ouvrage, De divisione naturae, revient, par Maxime le Confesseur, à la fameuse division initiale du Timée en être et devenir ; il classe moins qu’il ne hiérarchise ; il ne parle guère de la définition que pour en discuter la possibilité, des catégories que pour dire qu’elles s’appliquent seulement aux créatures ; mais c’est surtout à Platon, par Chalcidius, que revient son image du monde. C’est en platonicien qu’il pense à la matière et à la forme : certes, ses idées sur la matière sont assez incertaines : mais il donne la définition du Timée, dont il rapproche celles de saint Augustin et, de Denys ; dans les commentaires de plusieurs des Pères sur la Genèse, il retrouve cette matière, ce quasi-néant, sous les mots de ténèbres et de vide : il n’a pas la moindre idée de la thèse aristotélicienne qui fait de la matière un terme relatif. La notion de la forme est également toute platonicienne. En Dieu sont les Idées ou formes éternelles, qui sont des « volontés divines » ; ces formes sont supérieures à la matière corporelle et au temps ; ce sont les « véritables formes », et c’est par abus que l’on appelle formes les genres et les espèces qui sont dans les corps et qui donnent leurs noms aux choses. Jean Scot, platonicien, n’est donc pas réaliste ; car l’objet propre de la dialectique, ce ne sont pas pour lui ces formes éternelles, mais les noms des espèces qui, dans les choses matérielles, proviennent de ces formes.
    La théorie platonicienne des idées a une parenté certaine avec la théorie des germes (semina) que soutenait saint Augustin et que Jean Scot attribue aux « philosophes » ; le germe est, dans l’individu, une raison séminale qui contient ses caractères essentiels.
    Le monde provient donc de l’information de la matière par les Idées : de cette thèse est solidaire, chez les néoplatoniciens, celle de l’éternité du monde. Jean connaît les « philosophes du siècle » qui ont proclamé la matière extérieure et coéternelle à Dieu, ceux aussi qui ont affirmé l’éternité du monde. Et il semble qu’il ait cru lui-même, sinon à l’éternité, au moins à la « sempiternité » du monde. « La sempiternité, écrit-il dans le Commentaire de Boèce, est ce qui s’écoule à travers le temps, sans fin ni commencement, tels que sont les étoiles et le ciel qui ont été créés sans commencement. C’est pourquoi le psalmiste dit : « Il dit et les choses furent faites », c’est-à-dire il engendra le Fils par l’intermédiaire de qui, en même temps, tout fut créé. Et il n’y a en effet aucun intervalle de temps entre la génération du Fils et la création du monde, parce que la génération du Fils a été la création du monde. » Tout se passe ici comme dans la doctrine de Plotin, où un monde intelligible éternellement engendré par l’Un n’a jamais cessé de projeter ses reflets sur la matière pour créer le monde sensible. Le temps et le lieu sont les conditions propres à cet univers ; ils sont eux-mêmes des êtres incorporels et non pas, comme certains le disent du lieu, des corps. Jean Scot connaît enfin la thèse platonicienne qui complète toutes celles-ci, celle de l’animation universelle de toutes choses et celle de l’âme du monde : cette vie universelle, il la trouve affirmée dans le Timée, mais aussi chez le poète Ovide et chez le naturaliste Pline, et les Pères eux-mêmes, saint Augustin, Basile, Grégoire de Nysse, s’accordent ici avec les philosophes, sans pourtant qu’ils paraissent admettre avec eux une âme du monde. Ainsi l’univers que se représente Jean Scot est l’univers platonicien, celui dans lequel les causes, qui sont de nature spirituelle, ont une multiplicité d’effets, tandis que les corps ne sont causes d’aucun effet ; chaque élément, par exemple, doit son action à la qualité immatérielle qui réside en lui, et avec laquelle on peut même l’identifier.
    Les connaissances astronomiques de Jean Scot sont liées à cette image platonicienne de l’univers ; il ne sait rien de la physique aristotélicienne des sphères qui implique un géocentrisme absolu ; et si, avec le Timée, il place la terre au centre du monde et affirme son absolue stabilité, il se complaît pourtant dans un héliocentrisme partiel, que Chalcidius lui fait connaître d’après Héraclide : Jupiter, Mars, Vénus et Mercure tournent en effet, selon lui, autour du soleil.
    Les excerpta philosophiques de Jean Scot ne sont pas, on le voit, malgré quelque fatras d’érudition, juxtaposition incohérente ; sans intention bien nette de sa part, ils tendent vers un système dont les traits (dédain de la dialectique, opposition des idées et de la matière, animation universelle, microcosme, possibilité d’une astronomie héliocentrique), qui s’ajustent ensemble, sont tous d’origine platonicienne. Mais ce n’est ni le but ni le désir de Jean Scot de faire de cette image un système autonome, dont la vérité pourrait être prouvée par l’expérience ou par le raisonnement. Il s’agit seulement de savoir si ces « doctrines des sages » peuvent nous aider à comprendre les vérités de foi du christianisme.
    Pourtant ces doctrines acquièrent une singulière importance, à cause de la nouvelle autorité patristique que Jean Scot utilise en Occident, celle de Denys l’Aréopagite, qui ne cessera de s’exercer pendant tout le Moyen Age. Ce n’est pas Jean Scot qui a introduit Denys : dès 758, le pape Paul Ier envoya à Pépin le Bref les écrits de l’Aréopagite ; mais il ne reste pas de trace de l’influence qu’ils ont pu avoir à cette époque ; en revanche, en 827, les envoyés de l’empereur Michel le Bègue apportèrent en présent à Louis le Pieux la collection en grec des ouvrages de Denys : Hilduin, abbé de Saint-Denis depuis 815, ne fut sans doute pas étranger à cet envoi, qui enrichissait son monastère de l’œuvre de celui qui était alors considéré comme le juge de l’Aréopage, converti par saint Paul à Athènes, et comme le patron de la France. Entre 827 et 835, Hilduin traduisit ou fit traduire la collection complète des écrits de Denys. L’autorité de Denys était donc déjà bien établie lorsque, vers 860, Jean Scot entreprit à son tour de traduire les œuvres de Denys : peu avant cette époque, en 859, Hincmar de Reims citait Denys dans la traduction d’Hilduin. Hilduin lui-même, dans un récit de la passion de saint Denis, qui a été lue très fréquemment pendant tout le Moyen Age, consacre toute une série, de chapitres (ix-xvi) aux écrits de l’Aréopagite et à sa correspondance. L’aréopagitisme latin n’est donc pas dû à l’initiative de Jean Scot : pas plus en ce domaine qu’en tout autre, il n’a voulu introduire de nouveauté.
    Sa traduction, qui a sans doute utilisé Hilduin, avec les Commentaires qu’il écrivit, est en tout cas une œuvre importante, puisque aucune autre ne fut entreprise jusqu’à la fin du XIIe siècle. La méthode de traduction qui consiste à mettre un mot latin sous chaque mot grec n’arrive pas toujours à la rendre exacte et compréhensible ; il n’en découvrit pas moins, chez ce platonicien chrétien, une image de la réalité métaphysique qui cadrait admirablement avec les excerpta des philosophes.
    Le De divisione naturae, où Denys et son commentateur Maxime sont cités une cinquantaine de fois, peut nous apprendre ce qu’il y trouvait : d’abord l’assurance que Denys ne dépasse pas, dans sa théologie, l’Écriture sainte ; puis la théologie négative issue du platonisme ne déterminant Dieu que comme non être ; la cause première, d’une fécondité illimitée, est le Bien ; il y retrouve cette fusion de la transcendance et de l’immanence qui caractérise la théologie néoplatonicienne : Dieu est à la fois en tout et au-dessus de tout ; il devient tout ; il est tout en tout ; tout est participation à son essence ; car tout préexiste éternellement dans le Verbe, qui est en somme un monde intelligible, un Dieu à la fois créateur et créé. De cette manière de concevoir la causalité dépend l’aspect que prend chez Denys le grand thème commun de la pensée chrétienne : l’origine de l’homme à partir de Dieu et son retour à Dieu : il a une couleur platonicienne bien marquée : Dieu ou la cause est à la fois principe et fin des êtres ; mais c’est surtout à titre de fin qu’il apparaît : l’Amour, comme chez Platon, est le principe de l’union de la créature avec Dieu ; c’est aussi un principe néoplatonicien que toute multiplicité est une ; l’homme peut être ainsi un en Dieu, d’une union sans confusion analogue à celle des rayons lumineux dans leur source ou à celle des sons dans un accord : Jean Scot remarque chez Denys et chez Maxime ces métaphores, issues du platonisme et peut-être, plus loin, du mazdéisme, qui flottent dans toute la pensée théologique du Moyen Age : il y a une lumière immatérielle qui remplit pourtant le monde sensible. Jean Scot trouve chez Denys bien d’autres pièces de sa vision de l’univers : la hiérarchie angélique, la théorie des causes primordiales ; mais sa pensée s’ordonne autour des grandes thèses que nous avons indiquées.
    Denys l’Aréopagite n’est pourtant pas, pour Jean Scot, la plus grande des autorités ; au-dessus de lui, il place saint Augustin et Grégoire de Nysse ; mais il est clair que, chez l’un comme chez l’autre, il trouve surtout de quoi confirmer et compléter le platonisme de Denys : à l’un et à l’autre, il demande certes les interprétations de l’Écriture que l’on ne trouvait pas chez Denys, notamment sur la création des six jours, à propos de laquelle il utilise aussi saint Ambroise. Mais, sous tous les autres rapports, il voit dans saint Augustin un platonicien qui affirme que les idées sont éternelles, que tous les siècles existent, incréés, dans le Verbe, qui nie (ainsi qu’après lui Boèce) que les catégories puissent s’appliquer à Dieu, qui voit la substance de la créature dans son être en Dieu, qui fait de la matière un quasi-néant. Jean Scot a pourtant retenu quelques traits plus spécifiquement augustiniens, concernant la dignité et la valeur de l’âme, et la hiérarchie des perfections qui place l’âme d’un ver au-dessus du soleil, l’image « très fameuse » de la Trinité en l’homme, la connaissance des vérités éternelles par l’âme humaine, sans compter des détails épars de la psychologie augustinienne. Tous ces traits du subjectivisme occidental sont étrangers au platonisme oriental de Denys, qui tend à absorber le sujet dans la contemplation, et ils ont pu, jusqu’à un certain point, faire échec à ce platonisme dans l’esprit de Jean Scot.
    Malgré cette réserve, son De divisione naturae n’en reste pas moins une des œuvres qui ont le plus contribué à affirmer dans l’Occident le platonisme, considéré comme contemplation de la structure de l’univers plutôt que comme vie intérieure de l’âme religieuse. Jean Scot traite en cette œuvre l’unique sujet de toute la pensée médiévale : comment la nature humaine, venue de Dieu comme principe, retournera-t-elle à Dieu comme fin ? C’était déjà le plan des Sentences d’Isidore de Séville, ce sera aussi celui des Sentences de Pierre Lombard et, après lui, des Sommes du XIIIe siècle : toutes les choses n’ont de réalité et d’essence que par rapport à cette origine, de sens et de valeur que par rapport à cette fin. L’originalité des penseurs consistera dans la manière dont ils conçoivent ce thème qui leur est imposé. Et Jean Scot le traite sans en avoir pleinement conscience ; car il ignore l’origine dernière des autorités patristiques dont il use en platonicien.
    Maxime le Confesseur lui suggère la division des êtres en quatre espèces : celui qui crée et n’est pas créé, c’est Dieu, comme principe ; celui qui crée et qui est créé, c’est le Verbe ; celui qui ne crée pas et qui est créé, c’est l’homme ; celui qui ne crée pas et qui n’est pas créé, c’est Dieu comme fin. L’aboutissement (ou le salut) est l’union des créatures en Dieu, où le monde s’anéantit. Mais le Dieu, qui est notre fin, n’est différent que par la pensée du Dieu qui est principe ; et le mouvement qui mène de l’un à l’autre n’est pas un mouvement temporel qui tombe sous les catégories. Il faut éviter de penser à Dieu comme à un être déterminé. Dieu lui-même ignore qui il est (quid sit) ; car quiddité implique finité ; mais cette ignorance est chez lui la science suprême. Cherchant en Dieu les causes primordiales des êtres finis, nous divisons en lui ces causes et nous les classons en genres et en espèces : mais c’est l’intelligence qui, en les contemplant, les isole et les sépare ainsi les unes des autres. De ces causes primordiales, qui sont les formes éternelles, nous séparons les choses créées à leur image : séparation encore fausse : toutes les choses sont à la fois éternelles et créées (aeterna et facta) ; de même que, dans l’unité, sont éternellement tous les nombres avec toutes leurs propriétés, que l’arithmétique découvre une à une, de même, dans le développement temporel, il n’y a rien qui n’ait été dans l’éternité, et comme, dans l’éternité, tout est Dieu, l’on peut dire que, dans le temps, tout est Dieu également. Et l’on ne peut dire que ce mouvement par lequel Dieu parcourt toutes choses s’oppose en rien à son immutabilité ; Dieu ne se meut qu’en tant qu’il est principe du mouvement ; « on dit qu’il « court », non parce qu’il court hors de lui, mais parce qu’il fait courir toutes choses de la non-existence à l’existence » ; ce mouvement est identique à son éternelle volonté créatrice, qui n’est elle-même que son être ou sa nature ; c’est pourquoi l’on peut dire qu’il est créé en même temps que créateur, créé en ce sens que le Verbe divin naît dans l’esprit par la vertu, ou en ce sens que l’intellect, d’abord invisible et inconnu, se manifeste dans l’âme au contact des choses sensibles ; la créature, prise à part de Dieu, n’est rien, et en ce sens elle a été créée ex nihilo ; elle est alors Dieu se manifestant ; la création est théophanie.
    Dès lors, la Trinité, chez Scot, ressemble plus à la triade plotinienne qu’à la Trinité orthodoxe, le Père unité indistincte, le Fils contenant les causes primordiales dans toute leur simplicité et leur unité, le Saint-Esprit les divisant et les distribuant en genres et en espèces ; chaque personne est comme une étape dans le passage de l’un au multiple. Jean Scot le fait comprendre par l’image de la Trinité dans l’âme humaine, qui est le ternaire des facultés : intellectus (νους), ratio (λογος), sensus interior (διανοια) ; elles ont chacune un objet distinct qui est respectivement Dieu, le Principe et la diversité des genres ; mais le mouvement de chacune vient de la précédente et, après avoir été jusqu’à la dernière, revient à la première.
    Jean Scot a donc parfaitement saisi la sorte de rythme compensateur, qui est l’essentiel dans l’intuition néoplatonicienne des choses. Il tente même d’y faire voir, avec les faibles moyens dont il dispose, une propriété universelle des êtres. Le cycle qui ramène les choses à leur origine est partout dans la nature : période des astres, période des saisons, période du flux et du reflux, tout témoigne en faveur de l’adage : « Finis totius motus est principium sui. » Les arts libéraux sont appelés en témoignage : la dialectique avec sa classification qui progresse du genre suprême aux espèces infimes pour revenir, par degrés, au genre suprême, l’arithmétique qui, partant de l’unité pour découvrir progressivement les nombres et leur rapport, remonte vers l’unité qui les mesure. Enfin il en trouve une nouvelle preuve dans « l’appétit d’être » commun à tous, bons et méchants.
    C’est par ce schéma néoplatonicien que sont interprétés et rendus clairs à la vraie raison les dogmes chrétiens, création, chute, rédemption et fin des temps. Cette interprétation suppose une théorie de l’homme considéré comme microcosme, telle qu’on pouvait la trouver chez Philon et bien des interprètes de la Bible : la nature entière est solidaire de l’homme ; le Paradis, dans lequel Dieu a créé l’homme et les animaux, représente le monde intelligible où tous les êtres sont éternellement produits par Dieu, dans leur variété et leur unité. Le péché qui a causé la chute consiste pour l’homme à se donner tout entier à l’animalité, qui n’est qu’un élément de sa nature. Il n’y a donc pas d’autre Paradis dont l’homme ait été chassé que la nature humaine elle-même ; par ses désirs charnels et ses appétits, il est devenu semblable aux bêtes. Cette chute, Jean Scot l’a comprise comme Plotin faisait la « descente » de l’âme ; il n’y a pas réellement descente, car la partie supérieure de l’âme reste au monde intelligible ; de même Jean Scot admet que la nature n’a pas réellement abandonné son principe, et c’est ainsi qu’elle peut y revenir ; « elle reviendra d’où elle est partie, surtout parce qu’elle n’en est pas tellement partie qu’elle ait tout à fait abandonné son principe, et il est toujours vrai de dire avec l’Apôtre : « En lui nous avons l’être, le mouvement et la vie. » Cela peut se dire de toutes les natures : en effet avec la chute commencent le déroulement du temps, et toutes les misères qui lui sont attachées ; la mort, les désirs, la tristesse ; or, peut-on dire que les substances des choses créées s’éloignent à ce moment des causes primordiales pour aller dans le lieu et dans le temps ? Nullement : « De même que les causes primordiales ne quittent jamais la Sagesse, les substances qu’elles produisent subsistent toujours en elles et ne peuvent s’écouler en dehors de leurs causes » ; il n’y a d’ailleurs entre les Causes, identiques au Verbe, et les substances d’autre différence que celle qu’il y a entre le genre et les espèces infimes ou raisons singulières, si bien que les substances ne sont pas dites créatures au sens propre, mais seulement par image. Ce qui est dans le temps et dans l’espace, ce sont des accidents ou des agrégats d’accidents : le monde temporel a, chez Jean Scot, la même irréalité substantielle que chez un platonicien.
    Jean Scot prend donc toutes ses précautions pour que la chute n’introduise pas un hiatus dans la continuité du réel. L’incarnation du Verbe est pourtant nécessaire pour assurer plus solidement cette continuité : « Le Verbe de Dieu, qui contient en lui toutes les causes, est venu dans les effets de ces causes, c’est-à-dire dans le monde sensible, afin de sauver, selon son humanité, les effets de ces causes qu’il a éternellement en lui et de les ramener à leurs causes. » Le Verbe incarné prend donc l’initiative du retour à Dieu à partir du point extrême où la réalité s’en est le plus éloignée ; mais sa mission n’a rien d’une initiative d’amour ; c’est son être même qui est en jeu : « Si la Sagesse de Dieu ne descendait pas dans les effets des causes, la notion même des causes (ratio causarum) disparaîtrait ; les effets disparaissant, nulle cause ne persisterait, comme nul effet ne resterait après la disparition des causes » ; ce sont là termes relatifs qui s’impliquent : le Verbe n’est que l’instrument de cet immense rythme compensateur grâce auquel il y a de l’être.
    Ici, Jean Scot quitte le néoplatonisme : dans le néoplatonisme, où l’homme est capable de se racheter par la connaissance de sa propre origine, la descente du Verbe ne serait qu’un inutile doublet de la chute de l’homme. Chez Jean Scot, bien que par suite d’une incohérence, la notion de la grâce persiste ; il faut distinguer, venant de Dieu, le don naturel (datio), participation à Dieu par laquelle les choses existent et sont à lui comme le langage est à l’intelligence, et la grâce (donatio), par laquelle les choses, écartées de leur origine, y reviennent ; la grâce est le rétablissement de l’état primitif : c’est par suite de cette incohérence qu’il a pu donner place à la rédemption.
    Quant au retour des choses à leurs principes, il est dominé, chez Jean Scot, par une notion qui est étroitement liée à la théorie de l’Homme : c’est la notion que l’on pourrait dire alchimique de la transmutation, qui, elle aussi, est étrangère au platonisme de Plotin. Les étapes de ce retour sont au nombre de cinq : la mort de la chair, que l’on devrait plutôt appeler mors mortis, la résurrection, la transmutation du corps en esprit, le retour de l’esprit aux causes primordiales, et enfin le mouvement de l’esprit avec ses causes jusqu’en Dieu. Jean Scot reconnaît qu’il est fort peu aidé par les autorités pour comprendre ce retour ; chez les Latins, les Pères s’arrêtent en général à la deuxième étape, dont ils ne disent même rien de précis ; il faut demander aux Grecs, surtout à Grégoire de Nysse et à Maxime, comment le corps se transmue en esprit. Il a donc conscience d’arriver ici à des questions où la réflexion des Pères n’a guère pénétré, bien qu’il s’agisse d’un dogme essentiel au christianisme, celui de la fin des temps Son idée foncière est que la transmutation d’un être en un être supérieur n’est pas du tout un anéantissement, mais un salut ; c’est là un processus universel de la nature : « Les choses inférieures sont attirées et absorbées naturellement (naturaliter) par les supérieures, non pas pour ne pas être, mais pour être sauvées en elles et ne faire qu’un » ; la substance, même des corps, est intelligible, et il ne faut pas s’étonner que les substances intelligibles puissent s’unir de façon à ne faire qu’un, bien que chacune ne cesse de garder sa propriété et sa subsistance ; c’est le monde intelligible de Plotin avec ses intelligibles qui restent singuliers, tout en s’interpénétrant, et l’on trouve, chez Jean Scot, l’exemple d’union que Plotin a si souvent emprunté à Aristote : toutes choses sont unies à Dieu, de même que « ce qui comprend est un avec ce qui est compris ». Le retour à Dieu aboutit donc à un mode d’union qui conserve tous les êtres, en les rendant éternels : « Alors seront éternelles non seulement les causes, mais leurs processions, que les savants appellent effets (effectus), à cette condition pourtant que les processions ne persistent pas en elles-mêmes, mais qu’elles retournent à leurs causes. » Avec la nature humaine, qui comprend tout, tout revient ainsi à Dieu, mais pourtant à des degrés différents ; Jean Scot distingue en effet, du retour général, des retours spéciaux, « dans les êtres qui non seulement seront rappelés aux principes de la nature, mais iront, au delà de toute dignité naturelle, jusqu’à la cause de toutes choses qui est Dieu ». Ainsi se maintiendra dans l’union une hiérarchie qui projette dans l’éternel l’idéal social de l’époque.
    Pareille théorie impliquait le salut des démons et la négation des peines éternelles. Jean Scot ne recule pas devant ces conséquences. La vraie raison enseigne que rien de contraire à la bonté de Dieu ne peut lui être coéternel. Sa bonté absorbera la malice, comme sa vie éternelle la mort, et sa béatitude la misère. Et Jean Scot invoque une autorité pour lui, celle du « grand Origène », dont il cite un long passage du livre Des Principes.
    Avec Jean Scot, l’Occident voit revivre, comme vraie philosophie et produit de la vraie raison, tout l’essentiel des conceptions platoniciennes, fortement altérées par l’idée chrétienne et gnostique de la fin des temps, L’« érigénisme » a pour caractères essentiels de substituer à la foi et à l’expérience religieuse la considération de la structure métaphysique des choses et de remplacer le drame personnel et individuel du salut par la nécessité universelle d’une loi qui fait retourner tout à son principe : ou plutôt le cours de la nature y est confondu avec l’événement surnaturel du salut, et la notion de toute loi précise et constante finit par se perdre dans l’indétermination absolue de Dieu : « Beaucoup de choses arrivent contrairement au cours de la nature, afin qu’il nous soit montré que la Providence divine peut tout conduire d’une infinité de manières et non d’une seule. »

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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  • Jean-Barthelemy Haureau —     Jean Barthélemy Hauréau     † Catholic Encyclopedia ► Jean Barthélemy Hauréau     Historian and publicist; b. at Paris, 1812; d. there, 1896. He was educated at the Louis le Grand and Bourbon colleges in his native city, and won high honours… …   Catholic encyclopedia

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